Quelquefois comme pour donner à cette répétition permanente un peu de vie je tentais de créer un décalage dans ma tête pour rendre la situation moins pathétique. Une année à essayer d’imaginer la vie, les métiers des autres soumis qui transitaient comme mois cela suffisait.
Le renouvellement est nécessaire pour éviter les digressions de mon cerveau vers ma propre vie et sa grande médiocrité. C’est ainsi qu’un matin je me pris à visualiser le sexe et les sous-vêtements de toutes les femmes qui avaient l’air d’avoir plus de 15 et moins de 50 ans. Très politiquement correct.
L’exercice n’est pas sans danger, on n’est jamais à l’abri d’un fou rire. C’est comme si d’un seul coup pendant quarante-cinq minutes vous étiez propulsé dans un épisode de la quatrième dimension. Il est ainsi des heures de transports qui se changent en rire opportun, les matins de grisailles quant il s’agit de se rendre à la défense.
La sortie du métro s’accompagne irrémédiablement pour moi d’une inspiration franche et additive. Je trouve que l’odeur qui habite les innombrables trous sous terre qui « gruyèrisent » paris est unique. Cela pue mais je ne sais pourquoi j’aime ces relents, un peu comme l’odeur de l’essence.
Une étrange fascination/répulsion envers ce miasme particulier, comme des émanations de nous, une odeur familière et bestiale.
Bestiale, bétaillère, wagons de bestiaux, abattoirs.
La promiscuité, la proximité, la mort. Déjà.
« Paris, je ne t'aime plus
Entends le bruit que font les Français à genoux
Dix ans qu'ils sont pliés, dix ans de servitude
Et quand on vit par terre on prend des habitudes
Quand il s'élèveront nous resterons chez nous
Paris, je ne t'aime plus » LEO FERRE
Avant, c’était déjà dur. Déjà. Je fais comme ci tout commence là, devant ce métro, comme si chaque matin il accouchait de mon clone, silencieux et fade ; bien mon clone.
Mais je suis obligé de dire quand même.
Il y a longtemps j’ai voulu oublier. Je veux éviter de me souvenir d’il y a longtemps.
Curriculum vitae de il y a longtemps.
Né.Certainement. Dans un petit village de Normandie. Paysage vert parce qu’il pleut bien. Une famille, ah oui, c’est ça une famille. Papa et maman, petits commerçants, travaillant dur, beaucoup, pour pas grand-chose.
Les gens disent terriens, moi je dis froids, distants, pas affectueux.
Les gens disent petite famille normale, moi je me souviens de mon père qui tapait fort sur ma mère. Terrien.
Quand j’arrivais en retard aussi, le ceinturon sur mon dos, normal, terrien.
T’es rien. C’est ce que je me disais moi.
Enfance un peu compliquée. Intermittent de l’enfance, j’allais à l’école, je buvais du lait de ferme, mes joues remplies et belles. Mon statut je l’avais, je faisais mes heures. Intermittent de l’enfance. C’est dur d’avoir son statut, parce que le ceinturon il n’aide pas à avoir le statut, et quand maman pleure à genoux sur le carrelage de la cuisine, non plus.
Moi je pleure plus, je suis tout sec. Parce que je me demande si je suis pas un grand. Je crois que j’abuse, je suis pas un vrai intermittent, je suis déjà grand.
Les autres, ils savent pas. Quelle gentille famille, normale, bien.
Pas de ceinturon, pas de carreaux de vitre cassés par le poing de papa.
Tout bien.